et presqu’inconsciemment tes yeux cherchent les siens,
une promesse silencieuse de se revoir ; jeudi prochain. jamais personne ne la formulait, aucun de vous deux ne promettait à l’autre d’être là la semaine suivante. et pourtant, le jeudi d’après vous étiez encore à cette table, tous les deux. une tradition. c’était votre truc à vous. lui et toi c’était une de ces relations improbables. le genre de choses qui n’arrivent qu’aux autres, ou qui n’arrivent pas du tout. amitié ? peut-être pas, c’était plus subtile que ça, plus complexe, moins évident. moins contraignant aussi. c’était l’une de ces rencontres qu’on ne pourrait pas vraiment expliquer. le destin peut-être, ou le hasard. chacun pouvait croire en ce qu’il voulait.

parfois c’était lui qui arrivait le premier, tu entrais dans le bar et il était là. peut-être qu’il t’attendait ? peut-être qu’à force lui aussi attendait ces jeudis soir. et parfois c’était toi. tu entrais, tu faisais toujours ce même geste au jeune homme derrière le bar, des salutations pour celui qui lui aussi avait pris l’habitude de te voir fréquenter son établissement depuis un temps déjà.
ce soir comme quasiment tous les jeudis à cette heure, lorsque tu passais la porte du bar, tu n’étais plus jo wen. tu n’étais plus le jeune homme torturé entre rébellion vibrante et révolte silencieuse. tu n’étais pas un jo, ces lettres maudites que tu regrettais de porter. tu n’étais plus celui qu’on dépeignait comme la honte des garçons de la famille, celui qui finissait sans cesse le dernier des trois, celui qu’ils disaient bon à rien. parce que tu ne partageais pas leur vision du monde, parce que toi tu rêvais d’un idéal différent et que tu refusais de te plier au leur. en passant la porte du bar tu devenais un brigadier à part entière. tu venais boire un verre après ton service comme n’importe qui, tu souriais au barman, prenais une table. tu étais comme tous les autres, et ça ne te déplaisait pas pour une fois.
tu ne tenais pas spécialement à te présenter.

ce soir c’était toi le premier. jeudi soir. gestes habituels, tu finis par t’asseoir au bar et commander un premier verre. tu commences par une pinte, de la bière. tu n’étais pas fan des alcools forts. ça t’arrivait d’en consommer, mais jamais avec excès. à vrai dire tu ne tenais pas très bien l’alcool, et tes souvenirs de ces soirées où tu t’étais laissé aller, lorsque tu en avais des souvenirs mais bien sûr, n’étaient pas franchement glorieux. alors tu avais pris l’habitude des verres moins forts, pour commencer en tout cas. tu t’assis confortablement sur ta chaise haute, premières gorgées.

il y avait dans ces moment-là un sentiment de soulagement sinon d’apaisement. comme si tu relâchais toute la pression accumulée dans la journée en prenant une première gorgée de la liqueur froide. c’était agréable. c’était la tradition du jeudi soir.

Le pas calme dans la nuit de Hanseong, l'attitude tranquille avec les mains dans les poches, comme si c'était une habitude, comme si Dohyun savait déjà ce qu'il allait se passer quand bien même rien ne lui indiquait que ça allait être le cas. Jeudi soir sonnait familier à ses oreilles depuis quelques temps déjà. Il n'avait jamais vraiment aimé traîner dans les bars la nuit. Il n'aimait pas être saoul, il ne tenait pas vraiment l'alcool. En général, il évitait ce genre de lieux, préférait la compagnie de la lune que la compagnie d'un liquide doré. Mais jeudi soir sonnait une exception depuis qu'il avait fait une rencontre particulière. Un genre de rencontre qui ne changeait peut-être pas une vie, mais qui changeait un quotidien. Jeudi soir il avait l'habitude le passer seul, maintenant c'était à deux. Pourquoi ? Le garçon avait du mal à l'expliquer. Parce qu'ils s'étaient bien entendus, parce qu'en partant ils s'étaient dit silencieusement qu'ils allaient se revoir. Jeudi prochain, à la même heure, au même endroit. Je t'attendrais. Dohyun ne savait plus s'il avait été celui qui avait attendu ou si l'autre l'avait fait. Quoi qu'il en soit, désormais c'était un rituel. Peu importe qui attendait l'autre parce qu'au final, jamais ils n'attendaient dans le vide. Parce que, d'une certaine manière, ils savaient que l'autre finirait par venir. A ce même endroit, à cette même heure. Une tradition qui ne pouvait pas être brisée. Si la tradition se brisait, alors la confiance se briserait avec.

Étant le deuxième à passer la porte du bar cette fois, l'ignorant jusqu'à ce qu'il rentre à l'intérieur, il salua le barman avec un grand sourire, sourire qu'il affectait à tout le monde. L'autre garçon n'était pas une exception. Évidemment qu'il était là. Un sourire montant jusqu'à ses oreilles, satisfait de voir que ce soir la tradition était toujours maintenue, il s'approcha de sa place habituelle, juste à côté de lui. S'asseyant comme s'ils s'étaient donné rendez-vous à voix haute, il savait que sans même le dire, l'autre était en train de l'attendre. Ou peut-être ne l'attendait-il pas spécifiquement lui, mais Dohyun trouverait ça un peu trop gros. Ce n'était pas possible que toutes leurs rencontres ne soient que des coïncidences. Le brigadier ne considérait pas que c'en étaient. Pour lui, ça avait toujours été des rendez-vous prévus, peu importe s'ils ne passaient pas par la voie traditionnelle pour les concrétiser. Parfois, il n'y avait simplement pas besoin de dire quelque chose pour s'assurer que ça arrivera. Un regard, et ça suffisait.

« Salut, » prononça t-il le premier, regardant l'inconnu à ses côtés. Ou plutôt, un presque inconnu. Dohyun ne connaissait même pas son nom. Il n'avait jamais pensé à lui demander. Ne pensait pas à lui demander. Il savait juste vaguement quel poste il occupait. Vaguement qu'est-ce qu'il aimait dans la vie. Connaissait mieux ses goûts en alcools. Ils correspondaient aux siens. Dohyun commanda une bière, comme lui, parce qu'il n'avait jamais été doué avec les alcools et qu'il n'aimerait pas être bourré avec l'inconnu. Non pas qu'il ne lui faisait pas confiance, parce qu'il lui faisait entièrement confiance ; sinon, il ne le retrouverait pas tous les jeudi soirs. Mais plutôt, qu'il n'avait pas envie de révéler ce côté de lui. Ils ne se connaissaient pas encore assez pour ça. Sûrement dans un futur proche, si l'envie lui disait. Ce soir, il n'avait pas envie de se retrouver avec une gueule de bois le lendemain. Il éprouvait rarement cette envie de toute façon. Il n'y avait que les personnes profondément tristes qui le voulaient et Dohyun n'était pas triste. Il était heureux. Il sourit comme il le faisait d'habitude, regardant son camarade inconnu, son camarade du jeudi soir. « Comment c'était, ta journée ? » Une question qu'il poserait à un ami alors qu'ils n'étaient pas amis. Ils partageaient simplement le jeudi soir. Peut-être plus, quand on y pensait. Mais ils l'ignoraient.

tu ne restes pas seul très longtemps. après quelques gorgées seulement tu l’aperçois passer la porte. il salue d’abord le barman, puis vos regards se croisent. tu lui souris. il était venu ce soir encore, il avait respecté cette tradition silencieuse. il vint s’asseoir à tes côtés, et tu laisses faire les gestes habituels. « salut. » tu lui réponds alors qu’il commande une bière à son tour. des salutations amicales entre des inconnus pas si étrangers que ça. et pourtant vous pourriez vous poser des questions plus personnelles, mais aucun de vous deux n’en ressentais le besoin. tu n’avais pas besoin de connaître son nom, ni même son âge. il y avait tellement plus à découvrir que ces traits d’identité qui en réalité ne changeait rien. pouvoir s’affranchir de son nom, c’était peut-être ça que tu aimais le plus dans votre relation. tu n’étais pas un jo avec lui, et tu ne lui demandais d’être personne en particulier. vous pouviez être n’importe qui et vous n’aviez aucun compte à vous rendre.
dans ce bar, le jeudi soir.

si tu ne forçais jamais avec l’alcool les fois où vous vous voyiez avec cet inconnu, c’était aussi parce que tu voulais avoir toute ta tête. tu voulais te souvenir de vos discussions, de vos échanges. « épuisante, mais ça va. » tu commences, repensant à ta journée de travail. tu reprends une gorgée de ta boisson. « il y a eu une course poursuite, ça faisait longtemps. » tu ajoutes pour en dire un peu plus. tes journées ne se ressemblaient pas, ou du moins la plupart du temps. tu oscillais entre paperasses, interpellations, interrogations, ou simplement prévention, tout ça dans le but de garantir la sécurité du royaume. contrairement à tes grands-frères ou ton père, tu ne passais pas énormément de temps au palais royal et n’avaient pas le grade d’un garde royal. d’un côté, c’était tant mieux : tu pouvais au moins éviter de les croiser sans cesse. de l’autre, c’était encore un prétexte qui démontrait selon eux ton infériorité et ton incapacité à atteindre les sommets. tu n’étais jamais assez bien pour eux, tu n’étais jamais assez compétent, jamais assez fort pour porter le nom de cette famille prestigieuse que tu maudissais tant. mais on ne choisit pas les liens du sang, et avec les années tu avais appris à vivre avec. tu avais appris à ne plus entendre leurs critiques, ne plus les prendre à cœur. et ça faisait moins mal à force. « et toi ? »    

Spoiler:

Amitié anonyme, pouvoir discuter avec lui comme s'ils étaient deux personnes qui s'échangeaient des messages derrière des pseudos bien choisis. La différence était que non seulement ils connaissaient le visage de l'autre et se parlaient face à face, mais aussi ils n'avaient pas besoin de pseudos pour faire référence à l'autre. D'ailleurs, ils ne faisaient en fait jamais référence à l'autre. Cet ami que Dohyun croisait dans le bar tous les jeudi soirs, ce n'était même pas son ami du jeudi soir. C'était un inconnu qu'il n'évoquait pas aux autres. Comme si leur relation était un secret, un jardin secret qu'il aimerait garder pour lui. Parce que c'était amusant, d'être ami avec quelqu'un dont il ne connaissait même pas le nom, sans que ça ne dérange aucun d'entre eux. Ce qui intéressait plus Dohyun, c'était de connaître l'autre. Un nom, quel intérêt ? Il n'avait pas besoin de savoir son nom pour l'apprécier ; et si l'inconnu ne lui avait pas demandé son patronyme non plus, alors peut-être était-ce réciproque.

Anonymat particulier, cela lui donnait le droit de se détacher de son nom de famille, de sa position dans la société. Garde du corps, fier benjamin des Ri. Tout ça, il le jetait à la poubelle dès lorsqu'il croisait le regard de l'inconnu. Dohyun se demandait en retour s'il n'était pas en train de parler à quelqu'un d'important dans la société (un Khan qu'il ne connaissait pas, peut-être) ou tout simplement à un roturier, mais ses devinettes mouraient rapidement dans son esprit car il n'avait pas envie de savoir. Eux, jeudi soir, alcool, ça suffisait.

Bière commandée, sourcil haussé, il regarda d'un air curieux le jeune homme assis à ses côtés. « Course poursuite ? » répéta t-il pour avoir plus d'informations. L'ancien noble était quelqu'un de naturellement curieux et il aimait bien écouter les autres parler de leurs journées, quand bien même on disait plutôt de lui qu'il était plus doué pour parler de lui-même que de parler des autres. Mais ceux qui disaient ça étaient des gens qui ne le connaissaient pas assez. Enfin, il ne pouvait pas leur en vouloir. Lui-même ne se connaissait pas assez.

Bière transmise, Dohyun remercia le serveur d'un mouvement de tête sans oublier ni le sourire ni le mot de remerciement, avant d'en prendre une gorgée. Il avait beau ne pas tenir l'alcool, il aurait adoré, juste pour pouvoir apprécier un peu plus cette boisson en restant sobre. Il tourna la tête vers son compagnon de la nuit, lui sourit à sa question. « Comme tous les jours. C'était un peu ennuyant. Je devais rester debout à surveiller les gens pendant de longues heures... Le garde du corps avec qui j'étais n'a même pas voulu faire la discussion. Mais je n'ai pas abandonné, j'ai continué à lui parler. Au final, peut-être me connaît-il déjà alors que moi-même, je ne connais rien de lui. Enfin, ça me dérange pas. J'aurais juste aimé en savoir plus sur lui. » Une vraie tombe vivante, ce garde-là. Décidément, il s'était bien ennuyé aujourd'hui. Heureusement que c'était jeudi et qu'il savait qu'il retrouverait son cher inconnu, ce soir. « D'ailleurs, je pense même qu'il me connaît peut-être plus que tu ne me connais. Je lui ai trop parlé. » Il lança un rire, amusé à l'idée qu'un inconnu de garde du corps puisse mieux le connaître que son ami du jeudi soir. Mais ce ne serait pas faux, l'autre garde du corps savait sa position, sa famille, sa vie en général. Son camarade du jeudi soir lui, ne connaissait que sa vie. La différence, c'était qu'il connaissait sa vie avec tous les petits détails du quotidien. Là venait bien la preuve que savoir le nom de l'autre n'apportait rien du tout à une relation. Ainsi, Dohyun n'était pas du tout curieux de savoir le nom de l'autre car ça ne lui servirait à rien. Son camarade restera « jeudi soir » dans sa tête, dans son petit jardin secret.

Spoiler: