l’effervescence du centre ville a de quoi lui taper sur les nerfs. panneaux publicitaires à en donner mal au crâne à chaque coin de rue, masses de gens agglutinés dans des espaces trop restreints. déploiement ostentatoire d’un luxe qui lui donne l’envie de gerber. plutôt crever qu’admettre un côté un brin hipster, mais depuis qu’il a réussi à quitter la rue, jihyeon est peut-être devenu ((un peu)) territorial. il apprécie disposer de son propre espace où personne ne viendra le déranger - même si ce n’était au début qu’un vulgaire studio où son lit tenait à peine près de l’évier de la cuisine. cigarette au bec, volutes de fumée salvatrices l’empêchant de péter un plomb quand un énième touriste s’arrête devant lui sans prévenir. collision dont il profite pour dérober un portefeuille dépassant négligemment de la poche de la veste - et il l’a bien cherché. c’est le premier tour qu’il a appris pour survivre ((quand sa vie a basculé)). et le square a souvent été son terrain de jeu de prédilection. mais depuis qu’il est passé dans la cour des grands, mettant au point des escroqueries plus élaborées lui permettant de repartir avec plus de quelques dizaines de wons à la fois, il s’est lassé. subir les foules intempestives n’en vaut pas la peine, et les rues de midtown ne le voient plus que les fréquenter dans des instances d’extrême nécessité.

comme aujourd’hui.
emplettes qu’il doit compléter pour un coup qu’il est en train de monter. il s’en serait bien passé, mais l’occasion de se remplir les poches était trop belle pour la laisser passer ((and he must look the part he has to play)). virée shopping improvisée, mais il perd vite patience après à peine quelques boutiques. l’humeur se dégrade à chaque pas et quand surviennent tout à coup des cris derrière lui : c’est la goutte de trop. « yah! elle t’a dit de la laisser tranquille, t’as du mal à comprendre? tu parles pas coréen? » demande-t-il en empoignant l’homme par le col de sa veste. ça fait un bail qu’il ne s’est plus entraîné au combat, qu’il a laissé cette vie derrière lui, mais les réflexes sont toujours présents. ((c’est comme d’apprendre à pédaler ; on n’oublie plus.)) et il n’a même pas besoin d’user de ses poings pour que l’harceleur prenne la fuite la queue entre les jambes. « tu vas bien ? » question dirigée cette fois vers la malheureuse victime. faut pas s’y méprendre ; jihyeon, c’est pas le prince charmant. il a pas vraiment de scrupules quand il s’agit de plumer les pigeons, mais un jour il avait une petite soeur, une ado un peu naïve. et personne n’aurait eu la mauvaise idée de poser une main sale sur elle. mais c’est pas soojin. doit-il se rappeler en posant enfin le regard sur elle, et sa chevelure flamboyante. « je sais pas s’il avait raison, et à vrai dire je m’en fous tu gagnes ta vie comme tu veux. mais si c’est le cas sortir en plein centre ville avec des signes clairement distinctifs bravo, c’est le meilleur moyen d’attirer des connards. » il y a quelque chose dans son regard qui le perturbe, le met mal à l’aise, sans vraiment parvenir à mettre la main dessus. mais il a déjà perdu suffisamment de temps, alors sans un regard en arrière ou une parole de plus, il s’apprête à reprendre sa route.

son premier réflexe lorsqu’il sent une main agripper le tissu de son t-shirt est de lui faire lâcher prise. il attrape ce poignet qui le retient, le secoue dans un geste brusque dénué de toute délicatesse et s’apprête à lâcher une réplique cinglante à cette fille visiblement trop collante. mais il n’en a pas le temps - à peine parvint-il ((c’est ce qu’il croit)) à s’en défaire qu’elle crie son nom et l’emprisonne dans une étreinte bien trop familière. tout va trop vite pour lui. il se fige et sent les muscles de son corps se crisper face à cette démonstration affective complètement impromptue. ((il ne sait pas depuis combien de temps quelqu’un ne l’a pas enlacé comme ça, juste par tendresse et sans arrière pensée parce qu’il aurait vendu son corps pour quelques billets.)) mais il n’a pas le temps de réfléchir, son esprit se remet à peine du pic d’adrénaline causé par son altercation avec l’autre homme. il en vient presque à regretter d’être intervenu, se demande un instant si cette fille n’est pas folle, s’il n’aurait pas dû plutôt la laisser se sortir toute seule de ses problèmes. peut-être même qu’elle les avait cherchés. après tout qu’est-ce qu’il en sait, c’est pas vraiment son genre de jouer les héros. trop choqué même pour enregistrer qu’il a bien entendu son nom ((le vrai, pas une de ses trop nombreuses fausses identités)), que l’inconnue n’en est vraisemblablement pas une même s’il ne parvient pas à la replacer. une chevelure pareille, pourrait-il réellement l’oublier? trop de questions qui se bousculent, de choses auxquelles il ne veut pas penser. ses mains viennent une fois de plus déloger les siennes, la repoussant à une distance respectable. « ça va pas? » demande-t-il pour bonne mesure, une pointe d’agressivité transperçant dans sa voix. et sa réaction parvient encore à le surprendre. son rire retentit dans la rue, un rire pour lequel il aurait autrefois décroché la lune. tu ne me reconnais pas? le palpitant s’accélère dans sa poitrine, il sent sa vision se brouiller en périphérie.

comme s’il ne pouvait pas y croire.
comme s’il ne voulait pas y croire.
et pourtant.

« soojin? » la question n’est qu’un murmure ((l’a-t-elle même entendu?)) le flot de ses paroles se perd, il la voit bouger les lèvres mais ne l’entend pas vraiment, perdu entre les battements de son coeur et le sang qui pulse contre ses tempes. son regard s’arrête sur elle, réellement cette fois. et il se demande comment il a pu ne pas la reconnaître. elle a grandi, c’est vrai. changé aussi. mais dans ses yeux, dans son sourire, elle est restée la même. « papa doit détester tes cheveux. » la remarque part toute seule, plus une pensée qu’il se faisait à lui-même mais qu’il exprime à haute voix. papa. il se déteste un instant d’employer ce mot. ce n’est pas son père après tout ((c’est bien pour ça qu’il a dû partir)). et pourtant il connaît cet homme et son obsession des traditions, sait qu’il a raison avant même qu’elle ne réagisse. et soudain il ne sait même pas s’il veut qu’elle réagisse, ne sait pas s’il veut entendre les détails de leur vie à tous les deux. il s’est retiré de l’équation sans lutter pour qu’elle n’ait pas à choisir, espérant qu’elle vivrait la vie confortable financée par khan johwan. « j’espère que ce gros lourd t’a réellement pris pour une autre. » c’est tout ce qu’il parvient à dire, tout ce qu’il veut réellement savoir. la confirmation qu’elle va bien, qu’il n’aura pas à s’inquiéter quand il disparaîtra à nouveau.

il fut un temps où elle était le centre de son univers. soojin. il se souvient de la première fois où il a posé les yeux sur elle, poupon agité, secoué par des pleurs qui n’avaient pas le don d’émouvoir le coeur maternel. et s’il a du mal à se la rappeler, leur mère ((les traits un peu plus flous à chaque fois qu’il tente de la ramener à son esprit, elle s’éloigne hors d’atteinte)) l’image du nourrisson semble imprimée au creux de sa rétine. il aurait pu la détester - cette addition imprévue qui a fini de faire voler leur famille bancale en éclats. mais un regard sur elle et il était conquis, enfant déjà il savait. ce serait eux contre le reste du monde. il s’était promis de tout faire pour qu’elle ne ressente jamais le manque de cette femme qui ne voulait pas d’eux, s’était promis de décrocher les astres pour sécher ses sanglots et entendre son rire remplir tout l’espace ((jusqu’aux moindres recoins les plus sombres)). et elle était devenue une enfant lumineuse, répandant autour d’elle sa joie de vivre, foulant la terre avec la confiance que lui conférait la certitude de se savoir aimée. elle avait toujours une place dans ses bras, et il prêtait une oreille attentive à chacune de ses confidences. et puis tout avait basculé. à présent face à elle, il est comme devant une inconnue ((ignorant quelles épreuves sont venues marquer ses traits délicats de jeune adulte)).

la jeune femme qu’elle est devenue semble avoir perdu de son innocence. trop d’années écoulées sans qu’il ne la voie grandir. l’adolescente qu’il a quittée est-elle même toujours là? lui même sait à quel point il a pu changer, sait qu’il est devenu une personne qu’il aurait trop honte d’assumer face à elle ((et parfois ça rendait son absence plus facile)). les nerfs à fleur de peau, il a l’envie de s’en griller une pour apaiser toutes les émotions qui s’emparent de lui - mais ce n’est jamais l’exemple qu’il aurait souhaité lui donner. alors il se retient, reste à distance comme s’il pouvait la faire disparaître en évitant les marques d’affection qu’elle semble si décidée à lui donner. il l’écoute parler cette fois, mais ne parvient pas à faire sens de ses paroles. « tu lui parles plus? » qu’il répète avec une pointe d’incrédulité dans la voix. il se doutait que son départ l’affecterait d’une certaine manière, mais il avait pensé qu’à deux ils se serreraient les coudes. comme ils avaient dû le faire quand leur mère était partie. « tu crois que tu peux mener mes combats à ma place? t’as un père qui s’inquiète de toi et un toit sur la tête, tu veux cracher dessus? » il ne peut s’empêcher d’être amer, ne comprenant pas pourquoi elle tournerait le dos à la vie qu’il a été forcé d’abandonner. non pas qu’il cherche à défendre leur - son - père après les épreuves qu’il a dû traverser, mais ses batailles ne sont pas celles de soojin. il n’a toujours pensé qu’à son bienêtre, refuse de s’imaginer qu’elle ait pu vivre une existence toute aussi solitaire que la sienne depuis son départ. et encore, lui a eu la chance de rencontrer sieon, a perdu une soeur, mais a gagné un frère ((seul cadeau pour lequel il remerciera jamais johwan)). leur relation n’est pas la même, il ne ferait pas l’offense de considérer sieon comme un substitut. mais tous deux ont eu à faire des sacrifices à cause de ce père qu’ils partagent. parfois ils sont les seuls à pouvoir se comprendre - et c’est suffisant.

le cours de ses pensées s’interrompt quand sa soeur attrape une nouvelle fois sa main. le geste est plus timide, comme si elle avait peur qu’il la rejette encore. et instantanément il se radoucit. ses paroles font se serrer son palpitant dans sa poitrine. elle porte avec elle une peine qu’il a causée malgré lui. « je pourrais jamais t’en vouloir. » lâche-t-il, en l’attirant vers lui pour la prendre dans ses bras ((comme autrefois)). il ne pourrait jamais lui en vouloir. sauf peut-être si elle devenait la même que lui, mais elle lui a assuré que ce n’était pas le cas. il décide de la croire, peut-être parce que c’est plus facile, peut-être parce que dans sa tête elle est toujours une ado, peut-être aussi parce qu’il n’a jamais eu à douter d’elle par le passé. il ferme les yeux un instant, se perd dans l’étreinte avant de la laisser s’en aller à nouveau. « dis pas ça, c’est ton père, il a fait de son mieux pour toi. » et il sait que c’est vrai, malgré toutes ses maladresses, soojin est ce qu’il a de plus cher. ils avaient au moins ça en commun ((à défaut d’autres subtilités, comme une partie de leur adn)). « je suis désolé d’avoir disparu, mais honnêtement tu es mieux sans moi. vous êtes mieux sans moi tous les deux. j’ai rien de bon à t’apporter. » il sait que c’est vrai et ça lui brise le coeur. la raison lui dit de mettre un terme à cette rencontre hasardeuse, mais il ne sait s’y résoudre avec ce qu’il a entendu. ses yeux se perdent sur son visage qu’il tente d’imprimer dans son esprit pour la garder avec lui. il veut une confirmation qu’elle rentrera dans le droit chemin.

ce serait si facile de se laisser retomber en enfance ((peut-être trop)). il pourrait se perdre dans cette étreinte jihyeon, oublier toutes les raisons pour lesquelles il a disparu de sa vie - s’oublier lui aussi. elle a toujours le même parfum délicat, toujours la même manière d’encercler son dos de ses bras comme si elle avait peur qu’il la lâche. il pourrait presque y croire, effacer de sa mémoire les années qui les ont séparés si ce n’était pour sa tête qui culmine trop haut et les reflets roses qu’il capte du coin de l’oeil ((preuve irréfutable qu’elle n’est plus la gamine qu’il a laissée)). alors il se force à reculer et le bref instant de faiblesse devient vite un rêve lointain, une simple illusion. il ne peut pas retourner en arrière, ne peut pas remonter le temps et faire miraculeusement disparaître le jour qui les a séparés. parce que rien n’a changé. le père de soojin n’est toujours pas le sien ; et il lui a bien fait comprendre qu’il n’avait pas sa place dans leurs vies. « j’avais pas envie d’être retrouvé. » qu’il finit par lâcher. les paroles sont crues, peut-être un peu fausses, mais est-ce que ça compte si il les prononce avec intention? il avait pas envie d’être retrouvé, avait bien pris soin de s’éloigner de son ancien quartier, de ne laisser aucune marque de sa présence sur les réseaux. et pourtant, pas un jour ne s’était passé sans qu’il ne pense à elle, sans qu’il ne s’interroge à son propos. qu’était-elle devenue, avait-elle trouvé sa voie? il avait dû résister à la tentation de s’approcher et de l’observer de loin, de demander de ses nouvelles à des personnes de leur ancien entourage. mais c’était trop risqué. il ne voulait pas lui donner de faux espoirs, lui faire miroiter son retour alors que sa vie était ailleurs à présent.

cette rencontre hasardeuse, il l’avait espérée autant qu’il l’avait crainte. mais elle faisait finalement plus de mal que de bien, les réactions de soojin en étaient la preuve. tempérament sanguin qu’elle n’a visiblement pas perdu après l’adolescence ((au contraire elle semble l’avoir cultivé)). et ses cris résonnent dans la rue, attirent sur eux des regards curieux qui le mettent mal à l’aise. « crie pas comme ça. » reproche de grand frère, une habitude qui semble difficile à perdre. un peu désemparé, il ne sait pas quels mots utiliser pour lui faire comprendre qu’elle s’accroche à la mauvaise personne. qu’il n’a rien à lui offrir, qu’il a déjà suffisamment de mal à prendre soin de lui pour pouvoir être un grand frère qu’elle mériterait. « t’as dix-neuf ans tu crois peut-être que t’es une adulte mais t’es loin du compte. » même à ses oreilles il sonne comme un vieux con, mais il a ce vieux réflexe qui le pousse à la protéger des vérités trop difficiles à entendre. malgré son attitude et ses beaux discours, elle restait à ses yeux une gamine, plus jeune encore que lui ne l’avait été quand il avait été forcé de partir. et malgré son instinct qui lui hurlait de s’en aller, que rien de bon ne pouvait survenir en lui faisant une place dans son existence de débauche, il ne pouvait pas supporter l’idée de la laisser livrée à elle-même. l’image qu’il s’était créée pour apaiser sa conscience ((son père et elle heureux)) avait explosé en éclats. et c’était un nouveau coup dans les entrailles qu’il accusait en l’entendant parler d’abandon. la comparaison à leur mère dissimulée dans ses propos vient achever le palpitant. il n’était pas comme elle. elle avait choisi de partir, on l’y avait forcé. et il l’avait méprisée pour ça. mais est-ce que ça faisait une réelle différence? soupire de fin du monde qu’il laisse échapper entre ses lèvres, ne trouvant rien à répliquer, pas d’excuse ou d’explication à déballer au milieu des passants. « est-ce que t’as mangé? » qu’il demande plutôt, la main cherchant le porte feuille qu’il a dérobé quelques instants auparavant. il avait besoin de quitter cet endroit qui devenait oppressant ; le reste il improviserait plus tard.

il joue un jeu dangereux, en faisant miroiter à soojin une place dans sa vie. une illusion, juste après avoir rassemblé assez de courage pour enfin confesser son inavouable vérité. il ne voulait pas être retrouvé. et pourtant les voilà réunis ((tous deux sans doute confrontés à leurs attentes envolées en éclats)).  il aurait dû savoir que le karma, le destin ou peu importe quelle force supérieure s’amusant à ruiner son existence ne le laisserait pas s’en tirer à si bon compte. que ce qu’il voulait ne semblait jamais avoir d’importance, ses moindres espoirs et volontés toujours piétinés. il aurait été heureux jihyeon, de mener la même vie simple que son faux paternel - servir le roi et prendre soin de sa famille. jamais il ne l’a tenu responsable du départ de sa mère ou n’aurait-ce qu’envisagé rêver à une vie plus mouvementée. il était content de ce qu’il avait ((et c’est tout son être qui s’est effondré quand on le lui a retiré)). il ne peut s’empêcher de laisser échapper un rire nerveux sur les paroles de sa soeur. c’est pas l’âge qui détermine si une personne est adulte. il envie un peu sa naïveté. elle l’a eu en laissant planer l’ombre de leur mère entre eux, cette femme jamais présente mais jamais totalement absente non plus ((forcés de vivre avec les conséquences de ses mauvais choix)). c’est en partie pour combler le vide qu’elle a laissé qu’il s’était juré de toujours être là pour elle, et quand elle le regarde avec ses grands yeux accusateurs, il n’arrive pas à faire demi tour. il le voudrait, pourtant. jamais soojin ne saura ce que ça fait de voir le noyau de son identité lui être retiré, de se retrouver seule au monde, toute sa vie brisée en mille morceaux. et il ne saurait le lui souhaiter, et ne saurait non plus lui souhaiter de devenir le témoin de l’homme qu’il a reconstruit.

il ne sait pas vraiment pourquoi il lui a proposé de l’accompagner ((ou peut-être que si, parce que malgré tout il a son bien être encore trop à coeur)). mais avant qu’il ne puisse réellement réfléchir, il a ce portefeuille qui n’est pas le sien à la main, ne sachant pas même ce qu’il contient. mais quelques billets dépassent et il voit le regard de soojin se poser dessus et il ne sait pas ce qu’elle peut s’imaginer. rien de pire que la vérité sans doute. qu’il l’a dérobé à un touriste innocent gagnant probablement sa vie honnêtement - plus honnêtement que lui, au moins. il s’imagine alors le contenu, papiers en règle, plus d’argent qu’il n’est raisonnable d’avoir sur soi, et une multitude de cartes de fidélité, témoins d’une existence bien rangée. peut-être les photos de quelques proches pour les avoir toujours avec soi, des enfants qui lui ressembleront sûrement. ça lui donne l’envie de vomir ((parce que ce n’est pas lui, il n’aura jamais cette vie là)). « je m’en sors, c’est tout. » qu’il lui rétorque désireux d’éviter toutes ses questions auxquelles il n’a pas de réponse à offrir. « tu viens? » demande-t-il enfin, avant de changer d’avis, se remettant en marche au milieu de toute la foule autour d’eux, spectateurs de leurs retrouvailles manquées. et pourtant soojin ne se laisse pas décourager, revenant à l’attaque de plus belle avec ses interrogations. il la comprend dans un sens, lui aussi s’interroge à son égard, a besoin de combler les trous entre ce qu’il s’était imaginé d’elle et le peu qu’elle lui a déjà révélé. mais il est bien déterminé à poser les questions pas à y répondre. « te préoccupe pas de ça, c’est pas important. » il ne la regarde même pas, son regard fixé droit devant lui alors que ses pas le portent dans des rues adjacentes et moins fréquentées. il finit par tomber sur un petit restaurant de barbecue coréen et s’engage à l’intérieur, s’installe à une table en coin de la pièce à l’écart des conversations. « écoute si je suis pas parti c’est parce que je m’inquiète pour toi, pas l’inverse. » finit-il par avouer avec plus de douceur dans la voix. « si tu parles plus à ton père, où est-ce que tu vis? t’es trop jeune pour être toute seule, qu’est-ce que tu fais? » une à une, il retourne toutes ses questions contre elle, bien déterminé à avoir ses réponses. et il a deux avantages pour lui, il est l’aîné et l’a sorti d’une situation compromettante dont elle ne veut sans doute pas reparler.

le semblant d’intimité qu’il retrouve dans ce modeste restaurant le met à son aise. loin de la foule, il sent les muscles de son corps se détendre, retrouve une vague impression de contrôler la situation ((à l’abris d’autres cataclysmes qui pourraient lui tomber sur la tête)). si le hasard fait mal les choses et qu’il n’a pu s’extraire de cette rencontre impromptue au moment même où soojin l’a reconnu, il espère à présent en profiter pour en apprendre un peu plus sur sa vie depuis qu’il est parti - et trouver une nouvelle porte de sortie plus douce, sans trop en révéler sur sa nouvelle existence. assis face à elle et remis du choc initial, il peut à présent la détailler un peu plus. si sa chevelure est le changement le plus radical, il en remarque d’autres, plus subtiles. son visage a changé ((au point qu’il ne l’a presque pas reconnue)), a perdu de son innocence infantine pour devenir un masque qu’il a du mal à percer. elle semble aussi plus maigre, et le geste qu’elle a en direction de son estomac ne passe pas inaperçu à ses yeux, ne manquant pas de soulever chez lui une vague d’inquiétude - de colère aussi. comment ne peut-elle pas manger à sa faim avec la fortune que son père reçoit gracieusement tous les mois de la part de khan johwan ((un argent qui lui est destiné et qu’il a pourtant abandonné en pensant qu’il offrirait une vie plus belle à sa petite soeur))? sont-ils en mauvais termes au point qu’il ne subvient plus du tout à ses besoins? et si c’est le cas, une visite chez l’homme qui a tiré une croix sur lui semble s’imposer pour réclamer son dû. une pensée qui lui donne mal au ventre et il la rejette dans un coin éloigné de son esprit pour le moment, reportant plutôt son attention sur soojin. « commande ce que tu veux. » quand une serveuse passe à leur niveau, il demande lui-même plusieurs sortes de viande pour l’inciter à son tour à ne pas se restreindre.

s’il n’a pas la moindre once de culpabilité à voler ce repas à une personne honnête, ce n’est pourtant pas une fierté - et certainement pas quelque chose qu’il aimerait lui avouer. alors il fait de son mieux pour être celui qui pose les questions, et elle les écarte avec une facilité déconcertante, reprenant contre lui ses propres réponses évasives. « joue pas à la plus maline avec moi. » qu’il lui reproche le regard sévère, mais avec une esquisse de sourire peinte sur le visage. quoi qu’en pense son père, ils semblent partager certains traits. si semblables et pourtant si distants, la constatation a un goût doux amer. il a passé tant de temps en compagnie de sieon, qu’il en a presque oublié les similitudes qu’il partage avec elle. il l’écoute parler et ne peut s’empêcher de hausser le sourcil de surprise. « depuis quand tu parles d’autres langues? » le ton devient un brin accusateur, les souvenirs de ses années d’études et du peu d’entrain qu’elle mettait à ses devoirs ne sont pas enfouis aussi loin qu’elle semble le penser. « c’est pas des petits boulots qui vont payer un loyer, qu’est-ce que tu me dis pas ? » il se redresse sur sa chaise et s’avance vers la table, plantant son regard dans le sien, tentant de la sonder. « c’est moi qui vais m’imaginer n’importe quoi vu la situation dont je t’ai sortie. » le simple fait de l’évoquer le remet mal à l’aise, pourtant il se force à soutenir son regard. malgré ses beaux discours sur son âge adulte, elle reste pour lui sa petite soeur qu’il a l’envie de protéger. et il sent qu’elle lui file entre les doigts, qu’elle se braque à mesure qu’il évite de répondre à ses questions. il laisse échapper un soupire, le mensonge prenant vie entre ses lèvres. « après la brigade les possibilités n’étaient pas très larges alors j’ai enchaîné les contrats de gardes privés. je vends pas de la dope, j’ai pas de femme riche, et je t’assure que je vais bien. » inutile de préciser que ce genre de contrat s’est terminé rapidement quand il a pris conscience qu’il avait plus d’argent à tirer en volant ceux qu’il était censé protéger. l’état de sa soeur commençait à l’inquiéter suffisamment pour qu’il ne soit pas un problème en plus auquel elle ait besoin de penser.

les vieilles habitudes reviennent vite ((peut-être trop)), et sans les bruits de conversation émanant des autres tables autour d’eux, il pourrait presque se croire revenu quelques années en arrière, au milieu de leur cuisine, partageant entre eux un repas en l’absence de leur père trop souvent soumis à des horaires de travail exigeantes. jihyeon a très tôt appris à cuisiner, et s’il l’a fait, c’était pour elle. il aurait pu se satisfaire de peu, des plats tout faits de supermarchés qu’il aurait juste eu à réchauffer, mais pas question que soojin manque de quoi que ce soit. et elle avait toujours eu bon appétit, avalant avec enthousiasme tout ce qu’il lui mettait dans l’assiette. il la retrouve un court instant, cette petite soeur, décèle la lueur qui brille brièvement dans son regard lorsqu’il lui dit de commander ce qui lui fait plaisir. et puis tout aussi soudainement qu’elle est apparue, il la voit disparaître et se retrouve en face d’une inconnue. il a presque l’impression d’avoir rêvé et les souvenirs s’éparpillent alors qu’il revient à l’instant présent. « qu’est-ce que tu racontes? tu es bien assez maigre » ne peut-il s’empêcher de remarquer avec une pointe d’agacement. il n’a jamais réellement compris cette obsession féminine pour la minceur et si ce n’était pas sa soeur en face de lui, il l’aurait trouvée ridicule. après avoir connu la rue et les privations, l’estomac vide faute de billets pour pouvoir le remplir, l’idée de s’affamer dans l’unique but de remplir un critère de beauté lui semble complètement farfelue. et ce ne sont certainement pas les valeurs qu’il aurait aimé pour elle. « mange » ajoute-t-il d’un ton autoritaire en plaçant dans son assiette des morceaux de viande des plats qu’il a commandés. il ne sait pas pourquoi ça lui importe tant, peut-être qu’il tente vainement d’apaiser sa conscience pour des années d’absence. il ne peut pas maîtriser la jeune femme qu’elle est devenue, mais il a comme l’espoir de raviver quelques braises de l’adolescente qu’il a connue. et plus elle parle, plus cette idée dérisoire semble s’envoler loin de lui. elle persiste à lui vendre la même narration et il a l’intuition désagréable qu’elle est en train de lui mentir. elle a peut-être changé durant tout ce temps où il ne l’a pas vue, mais il ne peut s’imaginer que cela soit si radical. les langues étrangères n’ont jamais été son fort, les études en général n’ont jamais réellement su l’intéresser. et il n’a jamais pu le lui reprocher, lui-même rechignant à passer ses journées en classe et ayant trouvé une porte de sortie dans la brigade royale dès qu’il en a eu l’occasion ((pensant naïvement marcher dans les traces de son père)). mais il réalise qu’il ne peut la forcer à avouer la vérité, encore plus quand lui même a ses secrets qu’il ne souhaite pas révéler. en disparaissant, il a renoncé à son rôle de grand frère. et si soojin se montre si distante, elle lui facilite la tâche d’une certaine manière. « je vois, tant mieux pour toi alors. » qu’il déclare sans grande conviction. il ne se laisse pas prendre au jeu de ses clins d’oeil et son air enjoué, ne peut s’empêcher aussi de penser que si elle vit sa vie tout aussi honnêtement que lui, il préfère peut-être ne rien savoir. et si elle refuse de s’ouvrir à lui, il n’a pas réellement de raison de rester plus longtemps. ses questions se font persistantes, deviennent désagréables et il n’a pas la foi de trouver d’autres mensonges à lui servir. il a refait sa vie, d’une certaine manière. pas comme elle semble le penser, mais en acceptant la vérité sur lui-même, en prenant pleinement conscience de la pourriture qui semble couler dans ses veines. et il n’a pas besoin de l’emmener sur ce chemin avec lui. « si je n’ai pas besoin de m’inquiéter je devrais peut-être y aller. »

elle ne dure pas longtemps, la joie de se sentir grand frère à nouveau. elle glisse comme de la fumée entre ses doigts, et ne reste que son coeur brisé par toutes les années de sa vie qu’il a manquées. elle a ce sourire enfantin qui fait un instant oublier sa nouvelle chevelure ou l’air de défi qui brille dans ses yeux ((toutes les preuves indéniables qu’elle a bien grandi)). et il s’y perd un instant, ajoutant de la nourriture à son assiette comme s’il n’y avait plus qu’eux et que tout était normal ; comme avant, quand ils formaient encore une famille unie. mais l’illusion ne dure pas, vite brisée par la réalité qui reprend ses droits ((ne les avait jamais véritablement perdus)). il sent les réponses évasives à ses questions. peut-être pourrait-elle tromper quelqu’un qui l’a moins connue que lui. mais il ne peut manquer les mensonges dans son discours, ne peut que remarquer le manque de confiance quand elle parle de son prétendu métier par rapport à la hargne avec laquelle elle essaie de le faire parler de lui. « j’ai pas envie de m’inquiéter, j’ai juste envie que tu aies une bonne vie. » qu’il réplique à sa provocation. c’est pour ça qu’il est parti, pour que sa pourriture ne déteigne pas sur elle. parce qu’il pensait qu’elle s’en sortirait mieux avec un père aimant qu’avec un frère en pleine crise identitaire et à peine capable d’avoir sa propre vie entre ses mains. et quand la vie s’acharnait sur lui, s’appliquant à lui en faire baver, c’était la seule pensée à laquelle il se raccrochait. que soojin était mieux sans lui pour la tirer vers le bas. alors la confrontation de ses attentes face à la réalité est difficile à accepter. peut-être n’était-il pas prêt à entendre ce qu’il sous entendait depuis le début. qu’elle a menti. quand il entend les paroles sortir de la bouche de sa soeur, il se sent cloué sur sa chaise, incapable de réagir. il se contente de la regarder sortir son téléphone de son sac, pianoter quelques instants sur le clavier avant de poser l’objet face à lui. et ce qu’il y découvre lui glace le sang. il a immédiatement l’envie de détourner le regard, ne supportant pas la vue de ce qu’il a sous les yeux. mais le choc le paralyse, il l’entend vaguement parler sans pourtant que les mots ne parviennent à se frayer un chemin jusqu’à son esprit. ce n’est que lorsqu’elle reprend son téléphone, qu’il retrouve un semblant de prestance. il se lève de sa chaise et cherche le portefeuille volé dans sa poche pour en tirer les billets qu’il balance sur la table. c’est son corps qui agit tout seul, presque comme en pilotage automatique, son cerveau incapable de penser à tout ce qu’implique ce qu’il vient de voir. que peut-être ils sont les mêmes au fond, que peut-être disparaître de sa vie n’avait jamais été la chose à faire. mais il refuse d’y penser, s’accrochant naïvement aux souvenirs de son enfance, refusant de les faire coïncider avec la femme qu’il a en face de lui. « ma soeur n’aurait jamais fait ça, je te connais pas. » et sans un regard en arrière il pousse la porte du restaurant, court dans la rue pour mettre le plus de distance possible entre eux, ne s’arrête que lorsque ses poumons le supplient de faire une pause.