elle devrait pas être là. l’impression désagréable lui colle à la peau depuis qu’elle s’est laissée entraîner par ses amis dans une virée nocturne ((qui ne lui ressemble pas)). odeur de catastrophe qui flotte dans l’air, prémisses de fin du monde qu’elle semble seule à ressentir. les sourires insouciants s’étirent sur les lippes ; les rires et les conversations se mêlent aux bruits de la ville couleur néon. l’astre solaire a cédé le ciel à son opposé lunaire mais hanseong ne dort jamais vraiment. dans l’ombre des réverbères naissent les vices des passants désinhibés dans lesquels mia ne se retrouve pas. installée sur la banquette peu confortable d’un bar populaire, sage poupée, papilles à peine trempées dans le verre de bière qu’elle tient dans une main. en pleine possession de ses moyens - et le pressentiment persistant de se tenir à l’aube d’un désastre qui lui échappe encore, se fait attendre.

pendant un instant, le répit. une pause dans son existence millimétrée. les journées sont trop courtes, les nuits le sont plus encore. des études dans lesquelles elle doit exceller, la rigueur du ballet qu’elle s’impose à elle même avec un acharnement que peu comprennent, l’implication suffisante dans ses oeuvres caritatives pour ne pas leur donner l’allure du faux - le tout sous le feu des projecteurs. plusieurs vies mêlées en une pour noyer le vide de sa solitude. regard d’envie sur les mains qui s’entrelacent autour d’elle, les yeux qui se cherchent et dégoulinent de tendresse. la mélancolie la prend face à ce sentiment qu’elle n’a jamais connu, tout juste effleuré du bout de ses doigts de porcelaine. alors elle se perd dans la musique, mia. le groupe que ses amis sont venus applaudir se trouve sur scène. ils sont plutôt bons et elle se laisse entraîner par leurs mélodies, sirotant son verre - mais incapable de faire taire la petite voix dans sa tête, comptant inlassablement les calories de chaque gorgée.

et puis la scène change. et quand retentissent les premières notes d’une chanson familière, elle sait mia. elle sait d’où provient le malêtre qui ne l’a pas quittée, sait d’où sortait le sentiment de déjà vu qui l’habitait quand ses amis lui ont parlé pour la première fois de ce concert. parce que c’est lui. et parce que comme à son habitude, il avait partagé sa présence ce soir sur les réseaux. pièce d’information vitale qui avait échappé son esprit ; elle se retrouve à présent telle une intruse sur son territoire. comme hypnotisée, incapable de bouger, elle sent le moment où leurs regards se croisent, où il la reconnaît, elle. l’envie de fuir la consume de l’intérieur mais traitre, son corps refuse le moindre mouvement. les chansons se succèdent, certaines nouvelles, mais toutes floues, coupées par le bruit du sang qui bat contre ses tempes. ce n’est que quand il disparaît pour laisser la place à un nouvel artiste, qu’elle arrive à reprendre contenance mia. rassemblant ses affaires, murmurant une excuse sur l’heure tardive afin de s’éclipser. l’air extérieur lui fait du bien, impression de pouvoir enfin respirer sous le ciel étoilé. quand… « junha… » peut-être lui aussi avait-il besoin d’air. « je… je partais. » parvient-elle à bégayer, joues cramoisies. elle regrette presque son choix de tenue pour la soirée, se sentant soudain trop nue sous son regard noir. « tu étais bon ce soir… » comme si un vulgaire compliment pouvait effacer le poids des terribles mensonges qui pèsent sur sa conscience.

le red lips, l’un de ses bars préférés et pourtant pas celui où on le connaît. l’jeune homme n’a pas l’habitude des grandes scènes, d’un semblant de rêve. un aperçu de ce qu’aurait pu être sa vie s’il avait choisi ce chemin à seize ans. trop jeune, trop vieux ou entre les deux mais trop tard, quoiqu’il arrive. ce n’est pas bien grave et peut-être même qu’il aime les choses telles qu’elles sont, simples. on l’annonce au micro et il salue l’auditoire d’une modeste main levée, le sourire fin sur ses lèvres tremblantes. l’excitation face à l’opportunité l’a rendu impatient, mais la nervosité le rend timide et c’est un charme qu’on ne lui critique pas. l’homme réservé se montre à travers l’artiste et c’est avec la musique qu’il se dévoile. ses ballades sont tristement douces et ses raps sont forts de colère, deux mondes qui s’entrechoquent (deux sentiments qui cohabitent) et junha se sent vivant ici. sur scène, à sauter sur les rythmes entraînants ou chercher le reflet de ses peines dans leurs regards. comme s’il leur destinait ses paroles teintées d’espoir, comme s’il comprenait leur douleur à travers la sienne. et au milieu des regards, le sien. le piano en acouphène derrière, une seconde seulement, mais une de trop et il ferme les yeux pour freiner l’agitation de son palpitant. il fait le vide pour se concentrer sur les dernières notes et termine sa prestation sans rature. quand le silence revient, c’est un mélange de cris et d’ovation qui le remercient. il promet une suite plus rock et laisse sa place à un duo prometteur. à peine le temps d’être complimenté qu’il s’éclipse et le sourire disparaît lorsqu’il passe les portes.

l'air frais est tout ce qu’il lui fallait pour se vider l’esprit et il s’en serait bien grillée une, si le hasard n’était pas tant contre lui. à peine éloigné de l’entrée pour un semblant de tranquillité, junha se pensait à l’abri de son regard cruel, ici. les souvenirs tournent en boucle et s’enchevêtrent jusqu’à ne former qu’une masse de nœuds, sur lesquels plus on tire pour les défaire, plus ils se resserrent. la seule solution qu’il nous reste alors, est de tout couper. elle partait. « rien ne te retient. » surtout pas lui, non. s’il pouvait même être à mille lieux d’ici et ne pas pomper son oxygène, surtout. il n’était pas assez bien pour elle ni pour personne, lui souffle une voix sombre. qu’elle s’en aille. mais la belle remue les lèvres et il a du mal à garder son masque d’indifférence, à rester de marbre devant ses fausses avances quand tout ce qu'il entend n'est que moquerie à ses yeux. « c’est ça… ne te fatigue pas. » il semble rire, mais il n’y a rien de chaleureux au fond d’ses yeux noirs. « revoir ma sale gueule a dû être éprouvant pour qu’tu veuilles déjà laisser tes amis ? mouais j’comprends. » ses mots dégoulinent de sarcasme et il approche la japonaise pour imposer sa présence. oh qu’elle ne parte pas si vite, finalement. « t’es culottée. j'suis sûr que tu l'savais. » qu'il serait là ce soir, mais il ne fait que bluffer. après tout elle a peut-être oublié, mais lui se souvient un peu trop bien. il a été blessé, beaucoup plus qu'il ne l'admet et il aimerait savoir ce qui les a perdu. pourquoi pas eux, pourquoi pas lui ?

elle se sent nue sous ses yeux noirs. il les pose sur elle, effleure sa peau un peu trop nue, et l’espace d’un instant elle redevient cette gamine éhontée qui se reflette dans le regard maternel. sa vision se trouble et ne restent que les souvenirs qui l’assaillent, les reproches et la certitude qu’elle prend trop de place. ((elle voudrait disparaître.)) mais elle n’a jamais réussi. pas quand on la retenait prisonnière dans le huis clot de leur résidence au coeur de keijo. enfant qui ne rêvait alors que de danser mais qu’on soumettait à des loisirs ((supplices)) solitaires. et pas face à lui. alors elle bat des cils pour dissiper l’illusion. il lui semble bien loin, le temps où elle se perdait dans ses baisers, suspendue à ses lippes, le palpitant en exergue. caresses innocentes qui lui donnaient envie de plus - le sentiment avide brûlait dans ses entrailles, la consumait de l’intérieur. et la rendait malade. elle a ruiné leur histoire avant même qu’elle ne puisse réellement commencer, avant même de lui laisser une chance de comprendre les démons qui habitent son esprit, déforment la réalité. elle s’est assurée d’étouffer la moindre once de désir qu’il pouvait ressentir à son égard. parce que c’était plus facile que d’admettre qu’elle était peut-être un peu brisée. elle pensait naïvement que ce serait moins douloureux.

et rien ne la retient.
cette voix qui lui murmurait autrefois des mots doux au creux de l’oreille lui crache à présent son venin à la figure.
elle voudrait être partout sauf ici, mais ses pieds restent irrémédiablement figés dans le sol.

elle ne sait pas pourquoi elle laisse le compliment échapper ses lèvres. comme si elle pouvait défaire le mal qu’elle a déjà fait. mais face à la remarque cinglante qui ne manque pas de lui revenir, elle se sent obligée d’insister. « je le pensais vraiment. » depuis la toute première fois qu’elle a entendu sa voix, il y avait quelque chose dans son timbre grave qui l’hypnotisait totalement. il avait su la toucher comme personne avant lui ; elle avait eu envie qu’il écrive des chansons sur elle. « je voulais éviter de gâcher ta soirée, mais peu importe. c’est peut-être un peu trop tard. » trop tard pour eux, trop tard pour tout. et ce ne serait pas l’unique chose qu’elle a gâchée pour lui. la culpabilité la ronge, elle se sent écrasée par sa colère. il s’approche d’elle, et elle tressaille, se force à ne pas faire un pas en arrière pour remettre de la distance salvatrice entre eux. elle se sent petite, insignifiante. elle respire la honte mia ((et elle n’y a jamais connu qu’une seule réponse)). le défi. « et si je le savais ? » demande-t-elle d’un ton impérieux. après tout, il la prend sans doute déjà pour une princesse, une pimbêche à la trop haute opinion d’elle-même. « qu’est-ce que tu vas faire ? » la question lui fait mal, remue les souvenirs d’une époque révolue - lorsqu’il était heureux de la découvrir dans son public. elle se sent prise au piège mia, des mensonges qu’elle a construit. elle se sent épuisée, vulnérable. elle aimerait arrêter de faire semblant, sans en avoir vraiment le courage.

il aurait dû ignorer la rancoeur tant il se dégoûte lui-même face au ton qu’il prend devant mia, mais c’est plus fort que lui. il était tombé sous son charme et il s’en veut peut-être pour ça aussi. il n’aurait pas été marqué par ses mots s’il ne s’était jamais projeté avec elle, mais la vérité blesse sa fierté autant que son coeur. il rejette ses compliments et ses bons efforts pour ne pas enflammer la situation, comme si le moment était bien choisi pour vider son sac.. « c’est un peu tard pour ça, oui. » il n’y a pas que sa présence qui le contrarie, ce n’est d’ailleurs pas le pire, mais c’est tout ce qu’elle a ramené avec elle. les souvenirs défilent en vrac, sans ordre précis du pire au meilleur. ses doux sourires et l’envie de ne jamais le lui ôter. il n’avait pas grand-chose à lui offrir, si ce n’est son affection. il pouvait passer des heures à lui parler de musique, la laisser essayer et même lire ses bloc-notes. elle était simple avec lui. elle ne le jugeait pas. enfin au début et les premiers temps sont toujours féeriques. il était patient. il aurait suffi d’un peu plus de temps et il lui aurait sûrement ouvert son coeur. mais ils ne désiraient pas la même chose, visiblement. alors même s’il ne la déteste pas vraiment, au fond, ce sont les confusions et les regrets qui lui font perdre patience ce soir. il s’approche de la japonaise pour la provoquer et ses réponses ne l’étonnent qu’à moitié, boosté par le défi dont elle ose faire preuve. un rire nerveux passe ses lèvres à la dernière question et même si ça ne fait qu'alimenter son amertume, il recule. s’il est vrai qu’elle le savait, alors ça voudrait dire qu’elle le suit toujours. si elle ne fait que le provoquer en retour, alors le destin voulait juste s’amuser. dans les deux cas, il ne veut rien faire si ce n’est lui demander, simplement lui demander: « si tu t’y attendais, pourquoi t’es dehors ? » il la prend toujours de haut, le regard accusateur, mais le ton bien plus résigné. il aimerait tant combler les blancs de leur relation et trouver les réponses qu’il lui manque pour accepter sa défaite. « tu devrais garder la tête haute, retourner à l’intérieur et t’amuser avec tes... “amis” de la haute. » elle n’est pas si différente des autres au final, se dit-il. il s’est trompé sur sa personne, n’est-ce pas ? il se demande même si elle ne se moquait pas de lui auprès de ses amis. il n’a rien d’un prince – plutôt tout du contraire. « pourquoi partir maintenant ? » c’est peut-être ce qui l’a le plus vexé. ce qui le rend si hargneux en plus du passé et des conditions de leur rupture. il est toujours sur la défensive, toujours amer et pourtant, la tristesse se mêle à la déception ce soir. « je t’aurais laissé tranquille, tu sais. » loin de lui l’idée d’aller la saluer, mais plus par résignation qu’indifférence. elle n’est pas de ceux dont il voudrait se moquer, humilier ou provoquer en public. même si ses sentiments ont été blessés, la vengeance n’est pas son fort. pas dans ses relations du moins et même s’il l’attaque ce soir, tout ce qu’il cherche auprès de mia en vérité, sont des réponses. de quoi soulager sa conscience.

plus que les mots acerbes, c’est savoir qu’elle les mérite qui fait se serrer le palpitant dans sa poitrine. elle ne l’a jamais connu comme ça junha - vindicatif. elle s’est perdue dans les souvenirs d’un passé plus beau, mais révolu. l’image vacillante imprimée dans sa mémoire ne correspond pas à cette nouvelle facette de sa personnalité qu’elle est en train de découvrir. et c’est entièrement sa faute si ses paroles se font venin. c’est sa faute si sa présence ((au lieu de la rassurer)) devient menaçante. et elle n’avait sans doute pas besoin d’une confirmation que sa soirée aurait été plus belle sans elle, mais il lui la offre quand même. et que peut-elle réellement y faire si ce n’est s’y résigner? « je suis désolée. » mais c’est pas vraiment pour ce soir qu’elle a envie de s’excuser - c’est pour tout le reste. pour lui avoir fait croire d’une certaine manière qu’il ne la méritait pas. pour l’avoir laissé penser que sa tendresse et son affection ne lui suffisaient pas ((qu’elle avait besoin de plus)). s’il savait à quel point elle avait pu se sentir heureuse - apaisée - entre ses bras, à simplement l’écouter parler de son art. elle ne pouvait qu’être émue face à l’honnêteté des mots qu’il couchait sur le papier. le sentiment de toucher quelque chose de vrai du bout des doigts après avoir passé sa vie à jouer sur les apparences. mais elle s’est bien arrangée pour que tout cela, il ne puisse jamais le deviner. comment pourrait-il savoir qu’elle n’est pas la poupée qu’elle présente au monde, qu’elle est loin de ressentir toute la confiance qu’on lui prête? que tout ça n’est qu’un rôle qu’elle a appris à jouer pour survivre, qu’elle doit encore jouer face à lui alors que tout en elle lui crie d’abandonner. elle se dégoûte elle-même quand elle répond à la provocation, sa voix se fait dissonante à sa propre oreille. mais c’est tout ce qu’elle sait faire pour camoufler ses fêlures : le défier. et pourtant quand il fait un pas en arrière, elle n’a pas l’impression d’avoir gagné, mia. au contraire, elle sent son myocarde se briser un peu plus à l’idée de tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’ils auraient pu être ensemble si elle en avait eu le courage. quand il reprend la parole, elle devine une certaine résignation entre les questions accusatrices. pourquoi. pourquoi. mais elle reste muette, le laisse attendre les explications qu’elle ne sait pas lui donner.

et puis la phrase qui fait tout basculer.
je t’aurais laissée tranquille, tu sais.
comme un écho infini.

elle a le souffle soudain court mia, la honte sur le bout des lèvres, incapable de répliquer. évidemment qu’il l’aurait laissée tranquille. parce que c’est lui. il aurait sans doute décroché la lune pour un de ses sourires si elle lui en avait laissé l’occasion. derrière ses airs un brin bad boy, il n’a jamais fait preuve que de douceur envers elle. sans doute lui aurait-il ouvert son coeur, mais elle a préféré le piétiner avant que les sentiments ne prennent trop de place ((deviennent désagréables)). elle a agi pour se protéger sans se soucier des conséquences, parce que c’était facile de faire taire la voix dans sa tête lui soufflant qu’il ne méritait pas ce qu’elle lui inflige lorsqu’il ne se tenait pas debout face à elle. « parce que j’avais trop honte pour te voir. » son regard fuit le sien, le murmure est à peine audible. aveu honteux qui lui brûle les lippes. elle redevient la petite fille qui cherchait à échapper au jugement maternel. « j’avais oublié que tu serais là et j’avais trop peur de te croiser. » peut-être qu’une partie d’elle en avait eu envie, enfouissant délibérément le souvenir de sa présence ici dans des méandres inaccessibles de son esprit. parce que sa musique lui avait manqué. parce qu’il lui avait manqué. et parce qu’elle voulait naïvement apaiser sa conscience, le découvrir heureux comme si les horreurs qu’elle avait pu lui dire ne l’avaient jamais touché. « après toutes les choses horribles que je t’ai dites sans les penser je savais pas comment te faire face. j’aimerais pouvoir les reprendre mais c’est trop tard aussi. » les paroles se bousculent, un flux rapide dans un instant de courage, avant que celles-ci aussi elle n’ait envie de les reprendre, de les oublier. elle ose à peine poser les yeux sur lui, sonder son visage pendant qu’elle avoue tout ce qu’elle aurait dû lui dire depuis leur rupture. « c’était de ma faute si ça n’a pas marché entre nous et je n’aurais jamais dû te faire croire le contraire. tu mérites mieux que moi. » il mérite quelqu’un qui ne prend pas la fuite au moindre signe d’intimité, quelqu’un qui ne le ferait jamais douter de lui-même comme elle a pu le faire. mais elle n’ose pas l’ajouter.